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La Mort monte en Seine
5 mai 2011

Pour vous donner envie de vous jeter à l'eau : le premier chapitre

Vac_dans_la_Somme__18_

La Mort monte en Seine, Robert Vincent, éditions Charles Corlet 2011

Chapitre 1

Les débarqués de la Templière

Florent de Méville bout intérieurement. De colère et d’excitation. La grande brune à lunettes qui émerge du groupe des six ne l’écoute pas plus que les cinq autres. Pourtant c’est elle que ses gros yeux cherchent en permanence. Un feu doit couver sous ce tailleur gris anthracite qu’elle paraît supporter comme une cotte de mailles. Et elle tire sans cesse sur l’échancrure de la veste, découvre un sous-pull moulé sur deux seins qui lui font des clins d’œil. Oui, celle-là lui semble très prometteuse. De Méville est un quinquagénaire travaillé par ses appétits. Au sommet du bonhomme, une tonsure entourée de cheveux hirsutes, jaunâtres tirant vers l’orange, viennent caresser un goitre monstrueux remontant jusqu’aux tempes. Au milieu de tout ça, une large bouche de crapaud paraît greffée sur une tête d’orang-outang. Ce physique ingrat ne le décourage pas de séduire. Bien au contraire.

Il est historien-conservateur du patrimoine et guide ce matin du mois de mars les touristes débarqués d’une péniche-paquebot à Caudebec-en-Caux. La Frog Princess, rebaptiséela Templière le temps d’une croisière culturelle médiévale sur la Seine, est arrivée du Havre il y a quelques heureset quittera Caudebec dans l’après-midi .

De médiéval, il ne reste dans cette petite ville que quelques belles pièces. Le ravage de la seconde guerre les a miraculeusement épargnées. Le reste a été implacablement rasé. Sur le portail de l’église Notre-Dame, de Méville a voulu amuser ses touristes à trouver une figurine salace parmi la population de sculptures. Le jeu a tourné court, à peine arrivée, la grande brune avait déjà repéré la petite bonne femme aux jupes retroussées, à gauche de la porte.

Avec la façade de la Maison des Templiers, plus austère, il va être moins marrant et jouer le drame. La maison a disparu lors du bombardement de 1940, laissant cette paroi presque intacte, debout en équilibre instable comme un décor de théâtre. De Méville va la commenter, il sera bon et séduira par son verbe savant. Il le sait, la partie ne sera pas facile. L’auditoire est composé de retraités, public exigeant d’ex-collaborateurs d’entreprises en affaire avec la société financière Eurotas, spécialisée dans le rachat de dettes de PME, qui a organisé cette croisière et l’a engagé. Il jette un coup d’œil derrière ses auditeurs à la statue de l'évêque Thomas Bazin, qui voulut réhabiliter Jeanne d’arc et il se lance.

- En ce tragique mois de juin quarante, le neuf précisément, un enchevêtrement de véhicules chargés de passagers et de leurs biens les plus précieux encombre le quai et toutes les ruelles du bourg. C’est la pagaille ! C’est l’horreur et la panique dans l’attente du bac qui fait la traversée de la Seine. On se bouscule pour se mettre hors de portée de l’envahisseur allemand. Les enfants crient, les mères hurlent de terreur...

On opine en souriant à tout ce qu’il raconte comme des touristes japonais. Est-ce qu’on l’écoute vraiment au moins ? Cinq jeunes individus tranchent sur le lot, plus un sixième plus vieux qui les couve du regard. Les cinq, hommes et femmes dans la trentaine, forment un petit groupe dont l’habillement, à la fois strict et élégant, détonne avec la décontraction vaguement sportive des autres voyageurs. Ils ont cet air décontracté-emprunté des figures publicitaires pour papier glacé qu'on voit dans Elle ou Vogue homme. Trois hommes et deux femmes. Trois jeunes hommes, un grand et deux moyens, à l’élégance de citadins aisés en weekend. Cheveux mi-longs savamment mal peignés, la cravate est restée dans le tiroir de la commode et on a gardé la veste sur un jean sombre de marque. Les femmes sont plus intéressantes. La première, c’est la grande brune qui le chauffe. La deuxième est une jolie petite blonde au col empourpré qui ne cesse de tapoter des doigts un jeu de clefs. L’une d’elles étincelle d’un rayon doré à la lumière. Une torride aussi cette fille-là. Mais trop facile, sans mystère. Une nerveuse à histoires, peut-être même hystérique. De plus, flanquée du grand brun costaud qui la prend souvent en photo, elle paraît accompagnée. De Méville a aussi remarqué qu’elle était dévorée des yeux par un autre homme plus âgé qui suit le groupe. Lui, c’est le sixième : élancé, élégance britannique, il a la couronne de cheveux frisés grisonnante et les sourcils broussailleux comme un membre du Politburo au temps de l’Union Soviétique. Le regard libidineux de l’historien ne s’attarde pas plus longtemps sur la blonde canon. Il y a concurrence.

- Une bombe ennemie explose alors sur les hauteurs. Puis d’autres jusqu’aux rives de la Seine. Aussitôt, l’encombrement des voitures alimente un brasier dantesque, que dis-je ? Infernal ! Il court de toits en toits et dévore irrémédiablement le cœur médiéval de la petite ville…

L’assistance frémit et tourne la tête à gauche et à droite comme pour voir encore l’incendie ou les ruines fumantes autour d’elle. Toute sauf la brune en tailleur et les cinq autres.

De Méville fulmine. Le patrimoine culturel n’intéresse pas plus que ça cette demi-douzaine de mannequins. C’est mal parti. Il est évident qu’ils n’ont même aucune ambition culturelle. Comme ses cinq acolytes, la grande brune ne prête à la sommité qu’une oreille distraite. C’est tantôt un coup d’œil à un téléphone mobile, tantôt à un de ces minuscules ordinateurs de poche que sa propre administration lui refuse. Mais surtout, ils ne cessent de se regarder les uns les autres au lieu de le contempler, lui. Il a même le sentiment qu’ils se surveillent ou qu’ils s’épient. Bien qu’il en devine la raison, cette attitude l’irrite et l’inquiète à la fois. Il faut enchaîner. Il continue la visite guidée. Il est payé pour ça.

- Avec la prison et l’église Notre-Dame que nous venons de quitter, cette façade a échappé aux trois jours d’incendie qui réduisirent le cœur de Caudebec à un amas de décombres fumants. Pour la deuxième fois, Caudebec faillit perdre ce fleuron de l’architecture civile du XIIIe siècle, sauvée de justesse dans les années vingt du démontage pour exportation aux États-Unis. Que remarquons-nous sur cette façade ?

Personne ne répond. De Méville continue son exposé historique en posant son regard de visage en visage. Les deux jeunes femmes se dérobent à son entreprise de séduction culturelle.

C’est la bousculade au moment d’entrer dans la bâtisse transformée en musée. Les retraités les plus âgés, craignant peut-être de ne pas trouver de place à l’intérieur, poussent l’ensemble des visiteurs en avant avec une énergie fébrile. Florent de Méville fronce les sourcils. Il a ouvert la porte mais reste en arrière pour s’assurer que personne n’est resté dehors. Il craint soudain pour la sécurité des collections et des vitrines. Sa grande brune et son groupe, la petite blonde en tête avec son cliquetis de clefs, ont été emportés par le flot.

A l’intérieur, de Méville s’apprête à traiter d’une phrase la collection de poteries gallo-romaines pour se concentrer sur quelques vestiges du Moyen-âge qui les attendent à l’étage, mais déjà la plupart des gens se jette sur les plaques de cheminées et les armoires normandes du rez-de-chaussée dans l’espoir de constater qu’ils ont la même à la maison. Soudain, dans son dos, une voix acrimonieuse lance :

- Vous ne nous avez encore rien dit des Templiers !

Un chœur se forme, auquel se joignent les six aux allures de cadres dynamiques :

- Oui, les Templiers ! C’est quand même le nom de cette maison !

Il prend une inspiration lasse :

- Je vais vous décevoir… Cette maison n’est peut-être qu’un ancien temple protestant. Rien ne prouve qu’il y ait eu une commanderie à Caudebec et par conséquent les appellations de Maison des Templiers et de Croix des Templiers sont du domaine de l’énigme et du rêve à mes yeux, hélas. Comme le trésor de l’ordre pour d’autres, ajoute-t-il un peu légèrement.

Brouhaha d’hostilité dans l’assemblée, qui n’a pas retenu exactement ses propos. On l’accuse de nier l’existence du trésor du Temple. Énième malentendu de la communication.

- C’est ce qu’on a toujours voulu nous faire croire ! s’écrie quelqu’un qu’il ne peut identifier. Une rumeur d’approbation soutient le contestataire.

La fin de la visite est gâchée par l’humeur de l’assistance entrée en rébellion contre son guide. On s’emporte, on cite le Da Vinci code.

Florent de Méville en a sa claque. Il bâcle l’étage et soupire quand tout le monde est dehors. Soulagé. Enfin débarrassé de cette bande de béotiens qui préfère la légende ou l’imposture à l’Histoire ! Dégoûté, il a presque oublié le début d’incendie que la grande brune a commencé à allumer en lui. Il la regarde s’éloigner avec la petite blonde qui trottine derrière elle. Leurs hauts talons se coincent régulièrement entre les pavés de la rue. Leurs belles jambes se tordent, deviennent grotesques comme des pattes de grenouilles. Elles boitent et se laissent distancer par les autres. Il sourit. Il se sent vengé par la chaussée de leur indifférence. Elles disparaissent au-delà du saule pleureur qui borde le quai, et descendent vers l’embarcadère pavoisé où les attend un bateau-hôtel à deux ponts plus terrasse, au design sobre et à la gaieté austère d’un fer à repasser danois de cent dix mètres de long posé à l’envers sur le fleuve, ajouré d’une soixantaine de baies sur chaque bord. Bon voyage, et à ce soir, mesdames.

Pendant que le groupe rembarque sur le bateau de croisière fluviale pour sa prochaine étape, de Méville s’installe au volant de son coupé Saab noir pour rejoindre son domicile de Fécamp. Il reprendra du service ce soir à Rouen mais ses travaux d’approche seront alors compliqués par la présence de son épouse.

Or dans sa hâte de quitter le musée et dans son dépit, l’historien et conservateur du patrimoine n’a pas remarqué que l’authentique épée viking conservée au musée a disparu de sa vitrine. Comme la visite s’est faite début mars, hors saison et sur rendez-vous, il faudra un certain temps avant que quiconque se soucie de ce vol.

Pourtant l’épée ne tarde pas à réapparaître.

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   La Maison des Templiers       Figurine, église N.D.                Thomas bazin

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